Edito de janvier Pris la main dans le sac de billets : les eurodéputés sont-ils tous pourris ?

« Qatargate » : le scandale inévitable – DESSIN DE TOM – TROUW, AMSTERDAM. Source : Courrier International

Hors-sol, malhonnêtes, inutiles… Malheureusement, nos chers eurodéputés sont souvent associés à toutes sortes de qualités peu flatteuses. Cependant, cette coquette liste ne saurait-être complète sans un ultime adjectif qui fait trembler Bruxelles avec une force particulière depuis plus d’un mois. Corrompus. Voilà l’étiquette que ces élus semblent le mieux porter. Dix ans après les sinistres révélations du Sunday Times, l’opprobre est une nouvelle fois jeté sur le Parlement européen. Ce scandale tristement célèbre fait la une des journaux européens et internationaux pour le plus grand plaisir des eurosceptiques gâteux : c’est le « Qatargate ».

L’Alliance progressiste des socialistes et démocrates dans la tourmente

Début décembre, la vice-présidente du Parlement européen a été arrêtée à Bruxelles. Elle est grecque, elle a 44 ans et elle est soupçonnée d’avoir été corrompue par un minuscule État du Golfe Persique. Son nom est Eva Kaili et il s’agit de la nouvelle cible de la police fédérale belge. En effet, dans le cadre d’une enquête menée par l’Office central de répression de la corruption (OCRC) du Plat Pays, une modeste somme de 600 000 € en liquide a été trouvée à son domicile… De quoi éveiller de très légers soupçons.

Ces derniers se fondent également sur un discours tenu par la jeune femme devant le Parlement européen quelques jours plus tôt. Elle y plaçait le Qatar sur un piédestal, allant même jusqu’à considérer l’émirat comme un « chef de file en matière de droits du travail » ! Soit Eva Kaili fait preuve d’une imagination sans limites, soit la planche à billets qatarie a tourné à vitesse grand V pour la soudoyer…

Originaire de Thessalonique, elle était membre du Pasok-Kinal, un parti socialiste grec. Depuis 2014, elle était également députée au Parlement européen où l’on pouvait l’y rencontrer sous les couleurs de l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates (S&D). Désormais, c’est derrière les barreaux qu’on peut la croiser… En effet, suite à cette affaire, Eva Kaili a été incarcérée, exclue du parti grec et démise de ses fonctions d’eurodéputée par la présidente maltaise du Parlement européen, Roberta Metsola.

Une « Italian connection » peu surprenante

Outre l’eurodéputée grecque, d’autres personnes, principalement italiennes, ont également été arrêtées dans le cadre de l’enquête. L’État transalpin, très familier des affaires de corruption dont l’opération « Mani pulite » au début des années 1990 fût l’une des plus révélatrices, est loin de s’en vanter. Les magistrats belges parlent même d’une « Italian connection » au sujet du « Qatargate ».

Pour identifier les autres coupables, nul besoin de chercher bien loin d’Eva Kaili. Son compagnon, l’italien Francesco Giorgi, est lui aussi pressenti pour remporter la Palme de la canaille la plus corrompue de l’UE… Assistant parlementaire européen et membre de l’ONG bruxelloise Fight Impunity – QUELLE IRONIE – Francesco Giorgi a également travaillé pour Pier Antonio Panzeri lorsque ce dernier était eurodéputé, entre 2004 et 2019.

Président de l’ONG Fight Impunity – TOUJOURS AUSSI IRONIQUE – Pier Antonio Panzeri est une autre figure clé du « Qatargate ». En effet, il est soupçonné d’être à la tête d’une véritable organisation criminelle financée par l’émirat pour influencer, à l’aide d’argent et de cadeaux, les décisions du Parlement européen. La même somme que celle détenue par Eva Kaili a été découverte en sa possession.

D’autres italiens et eurodéputés ont également subi des fouilles sur leur lieu de travail, sans pour autant être arrêtés comme nos trois précédents champions. Les perquisitions dans les bureaux de la seule institution européenne élue directement par les citoyens semblent être monnaie courante ces derniers temps…

Bruxelles discréditée par le coup monté du Sunday Times

À propos du « Qatargate », le directeur de l’ONG Transparency International EU, Michiel van Hulten, déclarait : « S’il s’agit peut-être du cas le plus flagrant de corruption présumée que le Parlement européen ait connu depuis de nombreuses années, il ne s’agit pas d’un incident isolé ». Il y a plus de dix ans, les révélations du Sunday Times secouaient déjà les institutions du Vieux Continent.

Il s’agissait d’un coup monté par deux journalistes pour le compte de l’hebdomadaire britannique conservateur et eurosceptique – un média qui a vraiment tout pour plaire. Pendant plusieurs mois, ces deux petits génies se sont fait passer pour des consultants en Affaires Publiques pour ne pas dire lobbyistes et ont contacté une soixantaine d’eurodéputés afin de leur soumettre plusieurs amendements en échange de 100 000 € par an. Ils étaient quatorze à accepter de les recevoir et les trois plus idiots d’entre eux sont tombés dans le panneau.

Les deux imposteurs ont prétendu défendre les intérêts de plusieurs clients concernés par les discussions au Parlement européen en matière de responsabilité des banques et de protection des consommateurs. Les trois élus ont accepté de déposer au sein de l’hémicycle les amendements proposés par le Sunday Times en échange d’un joli pot-de-vin.

En mars 2011, après la diffusion de plusieurs vidéos compromettantes, l’affaire a finalement éclaté. À avoir été piégés, les socialistes roumain et slovène Adrian Severin et Zoran Thaler (S&D), ainsi que l’autrichien Ernst Strasser (Parti populaire européen – PPE). Les deux derniers ont spontanément démissionné, leurs groupes politiques ayant fait part de leur volonté de les sanctionner immédiatement, dans le cas où les accusations s’avéreraient justifiées. De son côté, Adrian Severin a été exclu de son groupe parlementaire, dont il était également le vice-président.

Le règne de la « culture de l’impunité »

Depuis des années, les ONG qui militent pour la transparence tirent la sonnette d’alarme quant aux règles trop permissives du Parlement européen. Toujours selon Michiel van Hulten, « le Parlement a laissé se développer une culture de l’impunité combinant des règles et des contrôles financiers laxistes et une absence totale de contrôle éthique indépendant ». Il ajoute que « cette culture d’impunité est devenue une loi en soi ».

Depuis 2012, les eurodéputés sont soumis à un Code de conduite instauré par la Commission européenne et chargé d’encadrer l’exercice de leurs fonctions. Cependant, il semblerait que ce Code soit plus proche du statut de plante décorative que de celui d’outil véritablement efficace. En effet, les élus européens sont rarement sanctionnés. Ainsi, lors de la dernière législature (2014 – 2019), ils ont été 24 à l’enfreindre, sans pour autant être inquiétés. Pourtant, les violations vont du manquement dans le signalement d’un déplacement à l’étranger, au détournement de fonds… en passant par la corruption !

Dans ce dernier cas, c’est l’Office européen de lutte antifraude (OLAF) qui se charge de mener l’enquête administrative. Toutefois, c’est la présidente du Parlement européen qui peut décider ou non d’une sanction appropriée. Celle-ci peut aller jusqu’à l’interruption du mandat, mais en général les élus risquent tout au plus une suspension d’une partie de leurs indemnités pendant quelques semaines. De quoi être… effrayé !

Toutefois, on notera que dans le cadre du « Qatargate », Roberta Metsola a promis l’instauration de nouvelles mesures pour garantir la transparence vis-à-vis des contacts directs et indirects avec des interlocuteurs étrangers. Pour le Premier ministre belge, Alexander De Croo, c’est loin d’être satisfaisant.« La justice belge fait ce que le Parlement européen n’a visiblement pas su faire lui-même » a-t-ildéclaré, avant d’ajouter que « Le Parlement dispose de nombreux dispositifs d’autorégulation, mais leur application repose en grande partie sur la bonne volonté de l’institution, et ce n’est clairement pas suffisant ».

La mainmise du Parlement européen sur la législation anti-corruption

Toutes les tentatives de réglementation visant à renforcer la transparence du travail des eurodéputés se sont heurtées à une farouche résistance de la part des élus eux-même ainsi que des membres du Bureau du Parlement. Organe de direction de l’hémicycle, il se compose du président, de quatorze vice-présidents et de cinq questeurs, élus pour une période de 30 mois.

En ce qui concerne les rencontres avec les lobbyistes, les eurodéputés ont complètement ignoré les appels à les rendre tous publics. Seuls les présidents des commissions ainsi que les rapporteurs y sont obligés. Le rôle des représentants d’intérêts au sein des institutions européennes reste donc pour le moins opaque. Par ailleurs, il existe bel et bien un registre dans lequel ces derniers sont recensés, mais il est facultatif. Pratique…

Le Parlement cherche également à décourager les lanceurs d’alerte. Ainsi, toutes les tentatives pour permettre la protection de ces derniers ont été écartées. Par exemple, lorsqu’un assistant parlementaire décide de rapporter les pratiques illégales d’un élu, il n’a aucune garantie de conserver son poste. En 2016, ils étaient trois à avoir dénoncé des abus… Et ils étaient trois à perdre leur poste par la suite. Depuis, un seul lanceur d’alerte s’est manifesté, en 2021.

Un comportement paradoxal de la part d’un hémicycle qui a instauré, en 2019, de nouvelles normes pour protéger les personnes signalant des infractions à la législation de l’UE. Il ne faudrait quand même pas que les eurodéputés se soumettent aux règles qu’ils imposent aux autres… Comme le dit la célèbre expression : « Faites ce que je dis, pas ce que je fais ».

Eurodéputé à temps partiel ?

En matière de déclaration de leurs activités, là aussi, les élus de l’UE sont soumis à une réglementation plus que légère. Sur le papier, ils sont tenus de déclarer toute activité rémunérée. En réalité, l’absence presque totale de contrôle rend cette mesure inexploitable.

Par ailleurs, la plupart des déclarations « ne veulent rien dire », regrette Transparency International. Certains députés se contentent d’indiquer « activité économique », « free-lance » ou « propriétaire d’un cabinet de conseil ». D’autres, comme l’eurodéputé Antanas Guoga lors de la précédente législature (2014 – 2019), s’amusent à renseigner « joueur de Poker ». Nos eurodéputés ont du talent ! En l’espèce, le lituanien, membre du PPE, aurait peut-être mieux fait de taire l’existence de cette activité annexe…

Le « travail au noir », c’est-à-dire la pratique d’un deuxième emploi, est très courante au sein du Parlement européen. Ainsi, selon un rapport de Transparency International EU, 31 % des eurodéputés étaient titulaires d’emplois annexes rémunérés en 2014 (1 366 activités déclarées pour 751 eurodéputés). Quant à notre habitué préféré du tapis vert, au cours de son mandat il en cumulait – accrochez vous – 16 ! Rien que ça.

Cependant, la possibilité de porter plusieurs casquettes ouvre la porte à toutes sortes de conflits d’intérêts. Cela peut sembler minime lorsqu’il s’agit de manier des cartes, mais la situation se corse lorsque vous siégez à la fois au sein de la Commission de l’industrie, de la recherche et de l’énergie du Parlement européen et des conseils d’administration de deux entreprises finlandaises du secteur de l’énergie. C’est le cas de la socialiste Miapetra Kumpula-Natri (S&D).

Bien que le Parlement européen verse à ses membres environ 8 400 € brut chaque mois, sans compter les indemnités de déplacement et d’hébergement, les eurodéputés ne se privent donc pas pour autant d’arrondir grassement leur fin de mois. L’incompréhension gagne le médias grec Protagon : « avec déjà tellement d’argent dans les poches, quel vers vous ronge de l’intérieur au point d’accepter des cadeaux d’hommes en costume ou djellabas ? ».

Les « Dix Commandements » du Parlement européen idéal

Face à la débâcle du « Qatargate », et à l’aune de tous les scandales de corruption qui ont secoué les institutions jaunes et bleues au cours des dernières décennies, le législateur ne peut pas rester les bras croisés. Les institutions européennes doivent entreprendre de toute urgence une réforme en profondeur de leurs systèmes d’éthique. Mais le risque, comme toujours, est que les eurodéputés cherchent à édulcorer ces réformes. Le 12 décembre 2022, au lendemain de la crise du « Qatargate », dix demandes clés ont été publiées par Transparency International UE.

Parmi elles : « 4. Le règlement intérieur du Parlement et le code de conduite des députés européens doivent être révisés afin de s’assurer qu’ils ont un réel effet dissuasif […]. Le Président ne devrait plus être le seul à pouvoir décider des sanctions. » ; « 8. Tous les députés, assistants et personnel du Parlement européen qui rencontrent des représentants de pays tiers doivent publier leurs réunions. » ; « 10. La Commission européenne doit présenter immédiatement sa proposition, longtemps retardée, de création d’un organe d’éthique européen indépendant, doté de pouvoirs étendus de surveillance, d’enquête et d’exécution. ».

Irréprochables. Voilà le maître-mot.

Les défenseurs du Parlement aiment à répéter que ce dernier est l’un des organes les plus transparents au monde. Les faits et la législation européenne montrent indéniablement le contraire. Par ailleurs, rappelons que selon l’Eurobaromètre 2013, 70 % des Français interrogés pensent que la corruption est présente au sein des institutions européennes. Un tel niveau de défiance ne peut laisser indifférent. Il est donc urgent de nettoyer les institutions de l’UE pour restaurer la confiance de ses citoyens. La solution est évidente. Les sanctions doivent être impitoyables. Les politiques doivent être irréprochables.

Au-delà d’une simple réforme législative, les eurodéputés doivent se responsabiliser. En effet, les scandales de corruption dans lesquels trempent certains d’entre eux n’entachent pas seulement leur petite réputation personnelle mais celle de toute une institution. Les raccourcis sont très vite faits et l’UE est décrédibilisée en une fraction de seconde. Les eurosceptiques jubilent, les europhiles sont affligés. Quant aux journalistes friands de scandales, ils s’empressent de titrer des énormités plutôt que de relayer de véritables informations. On a pu lire : « Bruxelles corrompue. Les politiques changent les lois contre de l’argent ». Triste conclusion.

Les eurodéputés sont-ils tous pourris ? La majorité d’entre eux ne l’est pas. En revanche, une poignée d’élus à l’éthique en carton suffit pour pourrir la réputation d’un Parlement tout entier.

Mathilde Vayne

Sources

Paul Dallison. « MEPs behaving badly : A rogues’ gallery ». Politico, 2023

Lucinda Pearson. « Première évaluation par Transparency International EU : des fuites sur les propositions de réforme interne du Parlement européen ». Transparancy International EU, 2023.

Karl Mathiesen et Jacopo Barigazzi. « Inside Fight Impunity, the Brussels NGO at the heart of the Qatar corruption scandal ». Politico, 2022.

Alexandros Kottis. « Corruption. Le « Qatargate » au Parlement européen secoue la Grèce ». Courrierinternational, 2022.

Sarah Wheaton. « Parliament of loopholes: Why the Qatar scandal was inevitable ». Politico, 2022.

« Corruption. Parlement européen : une « Italian connection » au cœur du Qatargate ? ». Courrier International, 2022.

Albert Coroz. « Le scandale de corruption de l’UE dont les médias « bien-pensants » refusent de parler ». Les Observateurs, 2021.

Jean Quatremer. « Conflits d’intérêts et trafics d’influence au sommet de l’UE : des juges et commissaires à l’éthique en toc ». Libération, 2021.

Alexandra Schwartzbrod. « Scandale dans les hautes sphères de l’UE : donner un gros coup de balai ». Libération, 2021.

Matthieu Mondoloni. « Corruption : les institutions européennes pointées du doigt ». France Info, 2014.

« Eurodéputés corrompus : un scandale révélateur ». Toute l’Europe, 2011.

Stéphane du Boispéan. « Scandale de corruption au Parlement européen ». Le Taurillon, 2011.

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